
CHANDELEUR ET CHANDELOURS
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« À la Chandeleur l’Hiver passe où reprend vigueur », dit un proverbe. Cette fête se situant exactement au cœur de la saison froide, on peut la considérer comme l’un des moments privilégiés dans la symbolique de l’année
La Chandeleur serait issue d’une célébration païenne de la fécondité, les Lupercales, et c’est à un Pape, saint Gélase (décédé en 496) qui, s’il ne fut pas le créateur de ladite fête, a probablement largement contribué à sa diffusion. C’est lui, dit-on, qui fit distribuer des crêpes aux pèlerins arrivant à Rome. Le pouvoir ecclésiastique avait décidé que le 2 Février serait consacré au souvenir de la présentation de l’enfant Jésus au temple. Nous sommes 40 jours après la nativité et, comme on l’a vu dans d’autres articles, ce nombre est évocateur d’une attente purificatrice : chez les Celtes, l’Imbolc, l’une des quatre grandes fêtes[1] partageant le cercle de l’année, avait précisément le sens de « purification ». Et ce 40 marque aussi, dans le domaine de l’ésotérisme, le retour à ce qui est « principiel », c’est-à-dire à des principes fondateurs, aussi bien sur le plan religieux que sociétal ; étant entendu que, dans l’ancien monde, les deux se confondaient. Le temple est une transposition architecturale du domaine « principiel » et, conséquemment, de ce que le Christ va représenter. D’où la formule prononcée par lui, « détruisez le temple et je le relèverais en trois jours »[2] ; métaphore pour dire que le Sauveur est lui-même le temple et qu’il est amené à ressusciter trois jours après sa mort sur la croix. Le nom de Chandeleur fait référence aux nombreuses chandelles dont on illumine l’église à cette occasion et, ne l’oublions pas, Jésus est appelé Lux Mundi (« Lumière du monde »). Comprenons que par « illumination » on entend l’« éclairement », la « mise en lumière », du mystère divin qui, à son tour, nous « éclaire » sur le monde.
Pendant longtemps, la Chandeleur fut confondue (volontairement ?) avec une tradition païenne destinée à célébrer la sortie de la période d’hibernation à laquelle un ours est astreint. Raison pour laquelle cette fête a été appelée, dans certaines régions, « la Chandelours ». Ce « réveil » de l’ours comporte, on s’en doute, une signification cryptée. Le mot Chandelours associe l’image des chandelles, donc d’un éclairement, à celle de l’animal qui, sous l’hémisphère boréal se rapproche le plus de l’homme. D’où, jadis (et particulièrement au Moyen Âge), lors de festivités et de kermesses, la présence d’un montreur d’ours ou d’un personnage glissé dans sa dépouille.
Un montreur d’ours, image médiévale.
Mais surtout, puisque nous évoquons cet hémisphère, l’animal hibernant a doublement sa place au ciel avec les deux constellations que sont la Grande Ourse et la Petite Ourse. La première indique le Nord du monde et la seconde a pour étoile alpha (par conséquent la plus brillante) la Polaire, moyeu de la rotation du ciel[3]. Il serait loisible de dire, en jouant sur les mots, qu’avec de tels repaires célestes, on ne risque pas de « perdre le Nord ». Une façon de rappeler l’importance de ces territoires où, selon des traditions diverses (mais essentiellement indo-européennes[4]), l’on situait ce qu’il y avait de plus fondamental à l’origine d’une civilisation : pour ne prendre que trois exemples, l’Inde védique désignait le Pôle comme étant la Montagne suprême constituée par une énergie lumineuse conférant un état suprahumain. La Grèce fit de l’extrême Nord le domaine d’Apollon (qualifié, en la circonstance, d’ « hyperboréen ») incarnant la lumière et la beauté suprême. Enfin, dans le légendaire irlandais, le peuple fée de la déesse Dana qui, durant une période, pris possession de l’Irlande, venait de quatre îles au Nord du monde où le plus prestigieux des savoirs leur fut transmis. On peut légitimement supposer que certains esprits particulièrement doctes en symbolisme interprétèrent le réveil de l’ours comme le retour de ce que le Nord et le Pôle représentait. Dans le même état d’esprit, on ne s’étonnera pas que trois capitales européennes, Madrid, Berne et Berlin, arborent l’ours sur leur blason (et dans leur nom pour deux de ces cités : Bär désignant l’ours en allemand).
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Blason de Berne, de Berlin et celui de Madrid (montrant un ours appuyé à un arbre).
Pour Madrid, l’arbre un arbousier car, dit-on, en castillan, ce nom, madroño, faisait songer au nom de la capitale). Ce blason fut créé en 1222, sous le roi Alphonse VII. Les sept étoiles seraient celle de la Grande et de la Petite Ourse. Le symbolisme nordique et polaire demeure ainsi dans le blason madrilène.
D’une certaine façon, le jumelage entre l’ours et la présentation de l’enfant Jésus au temple traduit la manifestation d’une puissance précédemment cachée et vouée à se révéler au grand jour ou, si l’on préfère, « en pleine lumière », comme l’évoquent les chandelles.
Quelques mots, maintenant, concernant la préparation des crêpes et le symbolisme qu’elle suppose. Les anciens considéraient que le monde était formé de quatre éléments qui sont, du plus dense au plus subtil, la terre, l’eau, le feu et l’air. La farine (de blé ou de sarrasin), provenant d’une plante issue de la terre, figure cet élément. La composante liquide, du lait mélangé d’eau ou, parfois, de bière, nécessaire à la pâte, correspond à l’eau. Le feu est évidemment indispensable à la cuisson. Quant au dernier des quatre éléments, l’air, il est indéniablement présent par ce que cette fabrication comporte de spectaculaire et nécessitant de l’adresse : il s’agit de retourner la crêpe, cuite d’un côté, en la lançant en l’air, verticalement, avec la poêle avant de la rattraper. Opération qui s’effectuait jadis en tenant dans la main qui manie l’ustensile une pièce d’or ou d’argent. Et ce, disait-on, pour attirer la prospérité durant toute l’année.
Gravure populaire montrant la mère de famille faisant preuve d’adresse en retournant la crêpe en l’air.
Comme on le sait, l’or est le métal du soleil et l’argent celui de la lune. Ainsi, la crêpe, formée par des substituts des quatre éléments, prenait forme sous les auspices des deux luminaires célestes, le diurne et le nocturne. Un éclairement émané du cosmos auquel répondaient les chandelles conférant son nom à cette fête si représentative de nos traditions populaires européennes.
P-G. Sansonetti.
[1] Avec la Beltaine, le premier Mai, la Lugnasad, le premier Août et la Samain, le premier Novembre.
[2] Évangile de Jean, 2, 19.
[3] Cf., dans cette même rubrique, Perspective, l’article intitulé L’appartenance, la forme et le centre.
[4] Sans oublier l’Égyptienne puisque, d’une part, les pyramides de Gizeh sont orientées vers le Nord avec une précision étonnante et que le dieu Ptah, façonneur de ce qui existe, gouverne cette même direction de l’espace.