La Cathédrale polaire des Runes – Paul-Georges Sansonetti - Introduction

La Cathédrale polaire des Runes – Paul-Georges Sansonetti - Introduction

Introduction

Pour la grande majorité des runologues universitaires, l’écriture dont usaient les anciens Germains dériverait de celle dite « nord étrusque » ou d’un alphabet
« rhétique » (donc alpin). La découverte, en 1811, à Negova, Slovénie, d’un dépôt de vingt-huit casques de type « vetulonien » (1) dont l’un, désigné par la lettre B,


comportant une inscription en « nord étrusque », accréditerait cette thèse. Et ce, dans la mesure où, d’une part, ces objets, d’une facture italo-celtique, auraient équipé des auxiliaires germains servant dans l’armée romaine à l’époque de l’empereur Auguste et, d’autre part, que les lettres tracées dans le bronze appartiennent bien à l’écriture susnommée mais formant des termes relevant de l’ancien germanique. Fait intéressant, le sens de l’inscription, se lisant de droite à gauche, est nette- ment religieux. Qu’on en juge : harikastiteiwa.


Formule que l’on traduit habituellement par
« le dieu (teiwa) hôte (kasti) de l’armée (hari) » ; ou encore « le dieu d’Harigast » (2), nom d’homme et, en l’occurrence, tout porte à le croire, du propriétaire d’une telle arme défensive. Une présence divine est conviée par le graveur, probablement en tant que force protectrice de celui qu’équipait le casque et, donc, du contingent d’auxiliaires. Ce combattant, maîtrisant l’écriture et lui-même bilingue puisqu’il utilise un alphabet étranger pour s’exprimer en germanique, pourrait être un individu doté de connaissances, sinon une sorte d’aumônier militaire faisant preuve, par quatorze lettres, d’une préoccupation théologique. La datation de l’inscription est toujours discutée et si certains universitaires la situent au temps d’Auguste, plusieurs estiment que ce spécimen de casque était remplacé sous cet empereur (3) et, par conséquent, qu’il faut considérer la datation comme plus ancienne. Toujours est-il que les lettres gravées constituent le premier texte rédigé en langue germanique.
Une parenté graphique entre ces caractères et les runes, historiquement arrivées plus tard, est évidente. Toutefois, leurs tracés ne correspondent pas d’un alphabet à l’autre. Depuis la découverte, en 1979, d’une fibule à Meldorf, Schleswig- Holstein (Allemagne), sur laquelle se lisent quelques signes runiques, on admet actuellement que cette écriture était déjà en usage aux alentours de l’an 50 de notre ère. En fait, pour notre part, nous ne dirons point que les runes « sont apparues » à cette période mais « réapparues ». Car le présent livre entend démontrer que ces signes relèvent d’une si savante élaboration qu’il paraît malaisé de s’en tenir à l’hypothèse nord-étrusque ou rhétique. Les caractères runiques semblent très antérieurs au milieu du premier siècle et, tant par la subtilité du tracé que par une indissociabilité avec les mathématiques et la géométrie, nous ne cesserons de le vérifier, remonteraient à des temps formidablement plus archaïques, inconnus de l’Histoire officielle et cependant mentionnés par la religiosité des peuples européens antiques et médiévaux. C’est ici, en effet, qu’intervient une autre perception de ces lettres que celle issue des instances universitaires classiques.
Centré par la notion de « Tradition primordiale», formule que l’on doit à René Guénon, le domaine de l’ésotérisme est généralement étranger à la pensée des philologues et historiens de nos académies. Pourtant, certains d’entre ces spécialistes ne cachent pas leur appartenance à la Franc- Maçonnerie. Mais, dans nombre de cas, ils se reconnaissent dans des filières de ce courant de pensée n’ayant plus — on s’en doute! — qu’un loin- tain rapport avec l’enseignement occulté de l’Ordre du Temple (4) ou celui des maçons « opératifs», c’est- à-dire à l’origine des monuments romans puis gothiques. Enseignement référentiel à un lieu synonyme de fondement de toute civilisation supérieure. René Guénon l’a dénommé « Centre suprême» et le qualifie de « polaire »; ce qui lui permet d’affirmer que « la théorie polaire a toujours été un des plus grands secrets des véritables maîtres maçons » 5. Insistons sur l’adjectif « véritables ». Si de tels personnages existent encore, leur discrétion est de mise à l’époque actuelle. Or, c’est précisément de ce secret « polaire» dont il va être question dans notre ouvrage. En vérité, bien peu d’universitaires
— principalement en runologie — possèdent les connaissances nécessaires qui amènent à considérer l’écriture des anciens Germains comme résultant d’un savoir prodigieusement élaboré sur le plan initiatique.
De fait, le mot « rune» se traduit par « mystère»,
« chose secrète», « murmurée »; autrement dit, cette écriture est l’expression de notions dissimulées, confidentielles et, donc, redisons-le, ésotériques. Le nom de « runes » au pluriel s’énonce runoz, ainsi qu’on peut le lire sur la bractéate découverte à Tjurkö (région de Blekinge, Suède) et conservée au Musée des Antiquités Nationales de Stockholm :


Remontant à la première moitié du vie siècle, ce médaillon, comme pratiquement toutes les bractéates, comporte une intention initiatique. Montant un fougueux taureau — il s’agit bien de cet animal, ses cornes le prouvent —

le chevaucheur n’est représenté que par sa tête (la pensée, la force mentale).



Un oiseau (d’une espèce non identifiable), qui, dirait-on, pose sa patte sur le front du personnage (à l’emplacement possible du mythique « troisième œil») semble une émanation— surnaturelle — de la monture: le tellurisme du taureau s’est mué en vastité céleste. La chevelure (métaphorisant un rayonne- ment du mental) dudit personnage se change en une tête d’aigle,


oiseau solaire par excellence car ayant la capacité de contempler l’astre diurne sans être aveuglé. Juste au-dessus, se lisant de droite à gauche, on voit le mot runoz, , de façon à dire que les runes sont en adéquation avec le pouvoir d’un mental « solarisé ». L’inscription circulaire comprend exactement 37 lettres et ce nombre revêt une haute signification que nous aborderons au chapitre III.

Ce qu’expriment les runes, tant par le dessin les spécifiant que par les noms de chacune (formés, bien entendu, de caractères qui nous occupent), instaurent un ensemble de « mystères » nécessitant d’être décryptés. Or, nous le découvrirons, ces « mystères », une fois révélés un à un, montrent une concordance rigoureusement cohérente ; et ce, semblablement à une construction. Du reste, ces lettres assemblant des segments verticaux ou obliques, , pour
n’en prendre que quelques-unes, se font évocatrices d’épures de charpentes et, plus généralement, du domaine architectural. Mais, à regarder de tels signes — d’une extrême simplicité et pourtant singuliers — avec une attention capable de s’abstraire des images que nous identifions sans effort, il semblerait que transparaissent les composantes d’un édifice s’érigeant hors du tangible, dans une spatialité synonyme d’origine fondatrice. D’où le titre de ce livre pertinemment choisi par la personne qui partage ma passion pour la connaissance : La Cathédrale polaire des Runes.
Ainsi que nous en avons proposé la démonstration dans un ouvrage (6), le dessin des runes incorpore les symboles prééminents qu’il est aisé de retrouver dans diverses traditions indo-européennes. Le rappel de cela fera l’objet du premier chapitre tant cette notion est capitale et doit être parfaitement assimilée avant toute autre révélation. Complémentairement, s’ajoute le fait que, par leur graphisme extrêmement dépouillé, les signes de cette écriture font songer à des figures tracées à la règle tandis que la place assignée à chacun correspond à un nombre, selon les travaux du professeur Heinz Klingenberg (7). Il s’agit donc d’un savoir fondé sur la géométrie et les mathématiques au service du sacré. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas de constater que tous les nombres exprimant l’ordre du monde, selon différents enseignements ésotériques, sont présents dans les noms essentiels émanés du runisme. Nous apprendrons aussi que lesdits caractères sont corrélatifs à la corporéité physique (impliquant, toutefois, comme on le verra, l’obligation d’une maîtrise de soi) mais également à ce qu’il conviendrait de dénommer le « corps subtil », le
« Double» recevant le nom de fylgja (« accompagnatrice») dans la spiritualité scandinave. Or, cette notion de fylgja se veut une approche de l’immortalité possible d’une personne. De la sorte se précise la dimension métaphysique des runes.
Second aspect important du runisme et dont, logiquement, pourrait découler ce qui vient d’être dit, une formule — qu’on retrouvera dans le Hāvamāl, l’un des textes incontournables de la période viking — gravée sur la pierre de Noleby (île de Gotland, Suède) affirme que « les runes (sont) façonnées par les Puissances divines ». En conséquence, si leur provenance est non-humaine, la perception de ce qu’elles signifient ne peut que reconduire au divin ou, pour le moins, à un état supérieur de conscience. État qui, nous allons le voir, prend place dans ce que René Guénon a dénommé le « Pôle ». Ne se limitant pas à une localisation géographique, ce lieu définit aussi un mental en adéquation avec les fondements d’une civilisation méritant le qualificatif de véritable. Toujours selon Guénon, dans cette spatialité
« polaire» se situe le « Centre suprême ». Il s’agit là d’un maître thème dont nous aurons à reparler. Avec ce « Centre » serait apparu tout ce qui s’avère nécessaire pour qu’une société offre aux êtres la peuplant bien davantage qu’un simple bonheur existentiel car, en l’occurrence, on pense à un accomplissement total conférant l’état suprahumain destiné à outrepasser les limites d’un vécu conditionné par la matérialité du monde. Là résiderait l’apogée de l’appartenance européenne.
Tout au long des millénaires qui se sont écoulés depuis l’occultation du Centre suprême, événement entré dans le monde du mythe au fil des âges, la connaissance originelle aura l’apparence d’un objet prestigieux, d’une facture non humaine et fréquemment lumineux. Ainsi sera-t-il question de la Toison d’or dans le monde grec, de la Table d’émeraude pour le légendaire alchimique, ou encore du saint Graal se révélant aux preux de la maisnie arthurienne ; tandis que dans la Perse antique resplendit le Xvarnah, terme que l’on traduit par « Lumière de Gloire ». Il s’agit d’une
« Lumière» d’essence divine pouvant se métamorphoser en une lance, une coupe, une flamme, voire un animal ; manifestations revêtant toujours un caractère surnaturel. Henry Corbin, l’un des plus éminents spécialistes de la religiosité iranienne considérait que le Xvarnah et le Graal relevaient d’un même concept. En tant que signes cryptant un savoir reliant l’être à l’ordre harmonisant l’univers, les runes en constituent l’équivalent pour le monde germanique mais aussi, par la primordiale ancienneté que nous leur supposons, pour l’ensemble des peuples de souche authentiquement européenne.
Les runes seraient donc la quintessence de ce que représentait le Centre suprême. Chaque lettre, nous l’avons dit, transcrit l’un des symboles fonda- mentaux et, par cette spécificité, a pour fonction de réactiver en l’être une connaissance qu’on pour- rait qualifier de permanente aurore.

Notes:
1. Car semblables à ceux trouvés à Vetulonia, zone archéologique près de Castiglione della Prescaia, province de Grossetto (Toscane, Italie).
2. Voir ce que dit à ce sujet Lucien Musset dans son Introduction à la Runologie, Éditions Aubier-Montaigne, Paris, 1965, p. 28.
3. Cf. Alain Marez, Anthologie runique, Éditions Les Belles Lettres, 2007, p. 30.
4. Dans d’autres études, l’occasion m’a été donnée de montrer que l’Ordre du Temple se conformait à la Tradition primordiale et, comme telle, éminemment polaire.
5. À la fin du chapitre XVII des Symboles de la Science sacrée, Éditions Gallimard, Paris, 2002.
6. Les Runes et la Tradition primordiale, Les Amis de la culture européenne, 2020.
7. Par son travail magistral intitulé Runenschrift–Schriftdenken, Runeninschriften, Éditions Carl Winter, Heidelberg, 1973.

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