HEINZ KLINGENBERG - Runes et guématrie
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Le texte ci-dessous est la traduction d'une recension du livre de Heinz KLINGENBERG (1934-2018), Runenschrift - Schriftdenken - Runeninschriften. Heidelberg 1973, Carl Winter Universitätsverlag. KLINGENBERG était un médiéviste et runologue allemand. Cette recension a été rédigée par un de ses professeur Otto Höfler (1901-1987), un runologue allemand, un proche de Georges Dumézil et de Stig Wikander, avec lesquels il avait travaillé étroitement à l'Indo-European society.
Ce livre présente plusieurs thèses qui, à première vue, semblent tellement paradoxales que la plupart des lecteurs les jugeront d’abord inconcevables. Une réflexion critique est donc nécessaire. La problématique traitée par KLINGENBERG bénéficie cependant du fait que des parties essentielles de sa démonstration peuvent être vérifiées mathématiquement et permettent donc un jugement strictement objectif.
Le livre de KLINGENBERG repose sur la théorie selon laquelle les inscriptions runiques germaniques anciennes, écrites avec les 24 signes de l’« Ancien Futhark » (environ 200-800 après J.-C.), suivent le principe de la guématrie, c’est-à-dire la pratique bien connue de l’Antiquité consistant à associer de manière fixe aux différents signes alphabétiques, outre une valeur phonique déterminée, une valeur numérique également déterminée. Il est bien connu que les runes avaient, outre leur signification phonique, une signification conceptuelle. Mais qu’elles aient également eu une valeur numérique a été affirmé, entre autres, par S. AGRELL dans une série de travaux (cf. p. 25, note 1). Mais sa uþark-théorie (voir ci-dessous) a été rejetée pour de bonnes raisons. KLINGENBERG peut maintenant, sur une autre base qu’AGRELL, prouver avec une totale certitude l’existence et la grande importance de la guématrie pour l’antiquité germanique et arrive à des résultats extrêmement remarquables.
Pour que les runes puissent être utilisées comme symboles ou désignations numériques, il faut que leur ordre soit strictement déterminé. C’est le cas, et l’on peut prouver que l’ordre des 24 runes du Futhark ancien (ci-après « AF ») est strictement fixe dans une zone géographique qui s’étend de la Scandinavie à la Bosnie à l’est et à la Bourgogne à l’ouest : La série des 24 runes anciennes, constante dans son ordre, est attestée dans son intégralité ou en grandes parties par des monuments concordants en Suède (Kylver, Vadstena, Motala, Grumpan), au Danemark (Lindkaer et Overhornbaek), en Bosnie (Breza) et en Bourgogne (Charnay) ; à cela s’ajoutent de petits fragments de la série provenant de Hongrie (Aquincum) et de Basse-Saxe (Beuchte). Pour plus de détails, voir W. KRAUSE, Die Runeninschriften im älteren Futhark, Göttingen 1966, I, p. 10-29, et II, planche 2-5 (où l’on trouve aussi de légères différences locales ; pour les développements ultérieurs — qui interdisaient cette guématrie ! — voir par exemple KRAUSE, Runen, 1970, p. 14 ss.).
Sociologiquement, cette constance ne peut s’expliquer que par le fait que les exécutants de ces inscriptions devaient être liés par une tradition très stricte. L’ordre des runes lui-même, aussi rigide qu’il ait été respecté, n’a pu jusqu’à présent être expliqué par personne, ni du point de vue de la forme graphique, ni du point de vue de la valeur phonique, ni du point de vue des symboles conceptuels associés aux différentes runes, ces derniers n’étant pas aussi constants que l’ordre de l’AF (cf. par exemple Klaus DÜWEL, Runenkunde, Stuttgart 1968, p. 106 ss.). Mais c’est justement parce que cet ordre ne semble nullement évident qu’il est permis de conclure qu’il n’a pas été établi progressivement, mais qu’un homme a fixé cette série et que tous ses successeurs ont conservé son modèle dans une stricte tradition.
Les valeurs numériques sur lesquelles se fonde la « guématrie runique » sont également présentées ici pour permettre au lecteur de contrôler lui-même les communications suivantes (voir KLINGENBERG, p. 26) :
(Sur les tentatives d’AGRELL d’utiliser une série de uþarks - sans f — comme base de calculs matriciels, cf. ci-dessous).
Le fait guématrique le plus souvent mis en lumière par KLINGENBERG est que le nombre « 13″ joue un rôle étrange dans les inscriptions runiques, puisque, selon le calcul de KLINGENBERG, la somme des valeurs guématriques des différentes runes de nombreuses inscriptions est un multiple de 13 (donc 26, 39, 52, etc.).
Une objection critique s’impose ici : il pourrait s’agir d’un hasard, puisque — selon une probabilité purement mathématique — chaque treizième inscription runique présente en moyenne une somme matricielle divisible par 13, c’est-à-dire un multiple du nombre 13. Cette conclusion mathématique serait logiquement justifiée si le nombre d’inscriptions runiques conservées était suffisamment important pour permettre de calculer des moyennes selon la « loi des grands nombres ». Mais comme nous ne possédons qu’environ 200 inscriptions runiques dans l’AF (dont seulement 3 de plus de 100 caractères), la quantité totale d’inscriptions anciennes du Futhark est trop faible pour que l’on puisse mécaniquement utiliser la loi des grands nombres. Mais il s’avère que le nombre et le type d’inscriptions, dans lesquelles KLINGENBERG peut présenter avec certitude des multiples de 13, excluent l’idée d’un simple hasard.
Il sera méthodologiquement correct de partir de cas clairs qui ne peuvent manifestement pas être dus au hasard. C’est certainement le cas du célèbre cor d’or de Gallehus (près de Tondern, Jutland, vers 400 apr. J.-C.), qui porte l’inscription runique : « Ich HlewagastiR HoltijaR (c’est-à-dire : Holtes Sohn, ou : aus Holt) machte das Horn ». (moi, fils de Holte, j’ai fait cette corne) Klingenberg est parvenu à faire les constatations suivantes (p. 17 et suiv., 35 et suiv, 321 ss.), qui peuvent être contrôlées mathématiquement : le nombre 13 ou des multiples de ce nombre apparaissent, outre dans la guématrie de l’inscription (dont il est question ci-dessous), avec une fréquence qui ne peut pas être involontaire, dans les figures (cultuelles ou mythiques) de la corne d’or (p. 25 : 13 poissons poinçonnés, 13 quadrupèdes soudés, 13 figures humaines), mais en outre, ce à quoi personne n’avait prêté attention, dans une disposition quasiment sophistiquée des étoiles et des pointes d’étoiles représentées sur la corne (ce qui apporte en même temps une confirmation bienvenue que le tracé de la corne réalisé par J. R. PAULLI — l’original trouvé en 1734 ayant été, comme on le sait, volé et fondu en 1802 — en donne une représentation minutieusement exacte : p. 23 ss.).
La bande supérieure de la corne (p. 21) montre 7 figures en technique de brasage, 7 en technique de poinçonnage, ainsi que 25 lumières célestes, c’est-à-dire 39. 3 x 13, ainsi que 13 attributs divins, 5 x 13 pointes d’étoiles dans la frise inférieure (cf. fig. 2 : une preuve particulière de la fidélité de l’empreinte) et d’autres éléments (ibid. p. 21 ss.) multiples de 13 constatés par KLINGENBERG sur cette bande d’images (voir p. 21 et suiv. sous « c » jusqu’à « 1 » : 3 x 13, 1 x 13, 5 x 13, 8 x 13, 9 x 13, 5 x 13, 1 x 13, 9 x 13, 9 x 13, plus les trois fois 13 figures mentionnées ci-dessus sous « m » — « o » : p. 25). Il ne fait donc aucun doute que l’artiste a joué consciemment et volontairement avec le chiffre 13. On a donc la preuve que l’utilisation du chiffre 13 était ici ciblée et « significative » — et alors que le 13 est chez nous redouté comme un chiffre magique de malheur (encore aujourd’hui par ex. jusque dans la numérotation des chambres des hôtels les plus modernes), ailleurs le 13 était et est toujours un chiffre porte-bonheur magique : on peut par exemple voir aujourd’hui encore en Italie le 13 porté en médaillon d’or, et cela correspond à des preuves très anciennes chez les peuples indigènes (voir par ex. G. WILKE, Mannus 10 [1918] 121 ss., SCHRADER-NEHRING, Reallex. d. idg. Altertumskunde II, 1929, p. 672 ss.).
L’importance du 13 dans l’imagerie et l’ornementation de la corne runique de Gallehus, ainsi totalement confirmée, peut également nous éclairer d’une nouvelle manière sur l’inscription de cette corne, ce dont aucun chercheur n’avait eu connaissance jusqu’à présent. KLINGENBERG a pu montrer que l’inscription runique de la corne de Gallehus, qui forme une longue ligne allitérative, est également structurée mathématiquement, et ce selon une technique si raffinée que j’invite chaque lecteur à calculer lui-même ces rapports numériques avec une précision mathématique. L’inscription est divisée par quatre rangées verticales de quatre points chacune :
KLINGENBERG (p. 26 ss.) montre maintenant que si l’on réunit 2 mots séparés par un tel point (en comptant ekhlewagastiR comme appartenant au même groupe) et que l’on ajoute les 4 points intermédiaires comme 4 unités da (voir p. 27), chacun de ces 4 groupes de runes donne un multiple de 13. Je reproduis ces groupes (d’après la p. 28 s.) et place la somme matricielle à côté :
- ekhlewagastiR holtijaR donne 273, c.-à-d. 21 x 13
- holtijaR horna donne 169, c.-à-d. 13 x 13
- horna tawido donne 143, c.-à-d. 11 x 13
- tawido ekhlewagastiR donne 247, c.-à-d. 19 x 13
Le lecteur critique se demandera s’il n’y a pas là un hasard, bien que la « probabilité anti-aléatoire » à laquelle il faut s’attendre soit manifestement très élevée. Mais l’observation ci-après de KLINGENBERG, dépasse de loin en paradoxe inattendu ce qui a été discuté jusqu’ici, exclut toute idée sérieuse de simple hasard : il a montré que dans chacun des quatre groupes de runes (I-IV) imprimés ci-dessus, la somme matricielle est exactement égale à treize fois le nombre de runes individuelles du groupe : le Ier groupe (ekhlewagastiR holtijaR) comprend 21 runes et sa somme matricielle (à chaque fois avec les 4 points) est de 21 x 13, le IIe groupe (ekhlewagastiR holtijaR) est de 12 runes et sa somme matricielle (à chaque fois avec les 4 points) est de 12 x 13. Le groupe III compte 13 runes et sa somme mixte est de 13 x 13, le groupe III a 11 runes et sa somme mixte est de 11 x 13, le groupe IV a 19 runes et sa somme mixte est de 13 x 13. Le lecteur peut se convaincre lui-même sans difficulté de l’exactitude de ces rapports numériques pourtant très étonnants (voir à ce sujet les tableaux de KLINGENBERG, p. 30 ; cf. ibid. p. 27 ss.). Alors que les tentatives d’AGRELL visant à la guématrie, qui partait d’une série uþark (et non fuþark) (cf. KLINGENBERG, p. 25, n. 1), doivent être considérées comme un échec (cf. ibid., p. 25 ss. ; la critique de MOLTKE et GOULDS p. 26, ss.), l’intégration par KLINGENBERG des quatre rangées verticales de points sur la corne runique a conduit à des résultats mathématiques exacts et matriciels.
Face à ces constatations, plus aucun détracteur ne peut croire à une simple coïncidence. Mais les résultats mathématiques qui apparaissent ici sont à la limite de l’incroyable. Pour mesurer la virtuosité pratiquée ici, tentez l’expérience de former avec les lettres d’une phrase en haut-allemandes, que l’on pourrait aussi utiliser de manière matricielle (a = 1, b = 2, c = 3, etc.), une phrase dont la somme matricielle représente treize fois le nombre de lettres : et vous aurez immédiatement sous les yeux l’énorme difficulté d’une telle tâche. A cela s’ajoute le fait que la longue ligne du cor (qui présente une allitération métrique régulière) ne contient que des indications (comme les deux noms) qui étaient matériellement imposées au maître des runes. Toutefois, comme le souligne KLINGENBERG p. 31, il a choisi holtijaR au lieu de *hultijaR, qui aurait détruit la structure mathématique (puisque u représente la valeur matricielle 2, alors que o représente la valeur 24). En soi, il serait bien sûr possible que holtijaR tire sa voyelle par analogie du mot *holta- (nom du père ou nom de lieu). Mais l’autre possibilité (cf. ibid., p. 31 et § 91) est que le choix de la forme o représente ici l’une des « soupapes » que les maîtres des runes utilisaient parfois, comme le montre KLINGENBERG, pour pouvoir exercer leur art matriciel. En effet, KLINGENBERG a pu démontrer que de telles « soupapes » (comme il les appelle), à savoir de petites irrégularités de l’écriture, sont décelables à plusieurs reprises et qu’elles permettent d’obtenir les résultats guématriques souhaités. KLINGENBERG a rassemblé une série de preuves convaincantes sur ce point important, les diverses « soupapes » qui permettent de comprendre comme étant dues à la contrainte matricielle diverses irrégularités graphiques jusqu’ici inexplicables dans la formation des sons et des formes (y compris dans la formation des mots, les écarts de syntaxe, de style et de signification) (p. 101 ss., voir aussi ci-dessous à propos de Stentoften).
Or, comme ce jeu de l’inscription avec le chiffre 13, répété quatre fois, apparaît sur le même cornet d’or, qui présente également dans ses représentations figuratives et ornementales les utilisations du chiffre 13 citées plus haut (les runes « pointillées » de l’inscription forment également deux groupes de treize, voir p. 20, fig. 1), je suis convaincu que l’idée d’une simple coïncidence doit être exclue avec une certitude totale.
Mais cela signifie que HlewagastiR disposait vers 400 après J.-C. d’un degré d’habileté formelle et « mathématique » qu’aucun philologue ou spécialiste de l’Antiquité n’aurait jusqu’ici considéré comme possible chez un Germain de la région de la mer du Nord à cette époque. C’est pourquoi les constatations de KLINGENBERG peuvent être considérées, du point de vue de l’histoire de la culture, comme une découverte révolutionnaire qui ouvre des aspects insoupçonnés jusqu’alors par les études germaniques. Mais KLINGENBERG a en outre montré que cet artifice difficile, consistant à obtenir des sommes matricielles avec treize fois plus de lettres, n’était pas limité au seul maître de Gallehus. Il peut démontrer que la même virtuosité, qui consiste à obtenir une somme matricielle de treize fois le nombre de runes, apparaît également dans une série d’autres inscriptions. Ainsi sur le bractéate de Trollhättan (Västergötland, VIe siècle, ibid., p. 77 s. : 10 runes, somme mixte : 10 x 13) et probablement aussi sur le bractéate de Körlin (Poméranie orientale, VIe siècle, p. 79 s. [avec rune de reliure] : 3 unités runiques, somme totale : 3 x 13) et sur l’anneau de Körlin (VIe siècle, p. 71 et suiv. : 3 runes, 1 rune de reliure, somme totale : 4 x 13). — Mais avec des inscriptions aussi courtes, on pourrait tout de même s’attendre à une simple coïncidence. L’inscription sur pierre d’Opedal (sud-ouest de la Norvège, vers 400 apr. J.-C., où [p. 95] la somme matricielle des 15 signes runiques utilisés [en partie plusieurs fois] dans l’inscription donne 195, c’est-à-dire 15 x 13) est déjà plus problématique.
Cette manière de compter les consonnes et voyelles isolées (semi-voyelles) utilisées (parfois plusieurs fois) dans l’inscription représente un autre principe que celui évoqué plus haut (p. 95), et il me semble que l’on peut plutôt compter ici sur le hasard que, par exemple, pour l’inscription de Gallehus, bien que les chiffres indiqués par KLINGENBERG p. 95 (29 x 13, 19 x 13, 10 x 13) sont à nouveau étonnants, de même que les nombres calculés (p. 95, en bas) 2 x 13, 4 x 13 et 9 x 13, c’est-à-dire 15 x 13, ce qui est à nouveau en rapport avec le nombre 15 des signes utilisés (la somme matricielle, ici 195, treize fois les signes utilisés). Mais si ce type de calcul ne repose pas sur le hasard, il constitue une nouvelle amélioration de l’art graphique pratiqué ici (voir les possibilités présentées p. 94-96 sous « a » à « c » ; autres p. 91 ss.). Le fait que le mot magique laþo « citation » (p. 77 et 103) représente la somme de 4. La somme 4 x 13 peut être attribuée au hasard. C’est plus difficile pour l’inscription énigmatique de la fibule d’apparat de Fonnäs (Norvège orientale, VIe siècle, p. 104 et suiv.), avec 11 + 22 signes et les sommes matricielles 143 et 286, c’est-à-dire 429 = 33 x 13 (p. 107) ; car comme les nombres 143 et 286, et pas seulement leur somme 429, sont des multiples de 13, le hasard est d’autant moins probable.
Certaines de ces inscriptions sont, comme nous l’avons dit, si courtes que l’on peut tout de même penser à une coïncidence (mais leur somme commune de 52 semble particulièrement significative sur le plan magique, voir KLINGENBERG p. 72 et 77).
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Mais le recours au simple hasard semble à nouveau exclu pour deux inscriptions nordiques primitives connues du Blekinge, de Björketorp (d’après KRAUSE, Runeninschriften p. 217, vers 675) et de Stentoften (d’après KRAUSE, p. 214, vers 650). Ces deux pierres runiques sont distantes d’environ 55 km, mais une partie de leurs inscriptions concordent littéralement : « Der Glanzrunen Reihe verbarg (verbergen) ich hier, zaubermächtige Runen » (Je cache ici la série des runes brillantes, des runes magiques.) — voir p. 96, cf. KRAUSE, p. 217. Or, l’écriture de la formule dans les deux inscriptions présente des divergences très remarquables et souvent discutées. Je place le texte de Stentoften sous celui de Björketorp :
L’inscription de Stentoften est peut-être plus ancienne d’une génération que celle de Björketorp, mais cette inscription plus récente de Björketorp semble avoir suivi de plus près une ancienne préforme que l’inscription plus ancienne de Stentoften (voir KLINGENBERG, p. 97 ss. ; KRAUSE, p. 215 ss.). En ce qui concerne les divergences linguistiques et graphiques des deux inscriptions, en partie assez paradoxales et très discutées, KLINGENBERG a trouvé une explication nouvelle et, me semble-t-il, percutante, qui confirme brillamment sa théorie matricielle : Au lieu de ginArunAR (Björketorp), Stentoften écrit ginoronoR (ce qui serait en nordique ancien *ginorünoR). Tandis que les A subordonnés de Björketorp peuvent être expliqués comme une forme sonore plus avancée (p. 98), le — o — comme voyelle racine de ronoR (Stentoften) s’écarte de toutes les formes grammaticalement possibles. Le mot « rune » n’a toujours que — u — comme voyelle racine, jamais — o — (voir par exemple Danmarks Runeindskrifter, p. 700 s.). La cause en est selon KLINGENBERG : alors que ginA-runAR (Bj.) donne la somme matricielle de 40 + 44, les innovations graphiques de Stentoften, c’est-à-dire ginoronoR, donnent la somme de 4 x 13 et 6 x 13, donc les deux fois des multiples de 13 (p. 99 s.). Et de la même manière, le hAidRrunoronu etc. précédent de Björketorp donne la somme de 316, tandis que les modifications graphiques de cette partie du texte de Stentoften atteignent la somme de 338, qui est cependant de 2 x 13 x 13 : donc à nouveau multiple de 13 (p. 99 ss.). Ce résultat matriciel est obtenu au détriment de la correction de la langue par la modification de hAidRrunoronu (« la série des runes brillantes », Bj.) en hideR-runono, à peine compréhensible , dont la deuxième partie ne peut guère être une « haplologie » du runoronu correct (« série de runes », p. 97 s.) et a été comprise par KRAUSE (p. 215) comme une omission erronée de la syllabe ro (ou ru—).
Mais cela signifie que le maître de Stentoften a « transformé » graphiquement cette formule pour obtenir les sommes matricielles de 4 x 13, 6 x 13 et 2 x 13 x 13. Comme sa forme ronoR (au lieu de *runoR ou *runaR) est elle aussi manifestement incorrecte du point de vue linguistique, sa conclusion me semble convaincante, également en raison des autres divergences examinées par KLINGENBERG p. 97 ss., à savoir que le maître des runes a ici délibérément « mal » écrit pour obtenir ces multiples matriciels de 4 x 13 et 6 x 13 et 2 x 13 x 13. Si c’est le cas, cela prouve que l’art de la virtuosité guématrique, que le maître de Gallehus avait si bien maîtrisé vers 400, était encore si attrayant un quart de millénaire plus tard pour un maître runique du groupe de Blekingen qu’il a osé transformer une formule plus ancienne, apparemment cultuelle, avec une audace inquiétante (en la mutilant presque sur le plan linguistique !), uniquement pour pouvoir appliquer cette règle guématrique. Et le fait que le reste du texte runique de Stentoften, assez long, soit lui aussi divisé en groupes de treize (20 x 13, 12 x 13, 18 x 13 [voir aussi 4 x 13 ?] p. 240 ss.) confirme qu’il ne peut s’agir là que de coïncidences.
Puisque, après l’étude par KLINGENBERG de la corne runique de Gallehus (et de ses représentations picturales et symboliques !), la « règle des treize » matricielle ne peut plus, je veux le croire, être mise en doute, sa solution à l’énigme des arbitraires apparents de la pierre de Stentoften, au sud de la Suède, me semble aussi pleinement évidente.
On constate également ici une conséquence importante pour l’histoire de la langue et de la grammaire germaniques : différentes formes linguistiques des inscriptions, sur lesquelles on s’est appuyé pour tirer des conclusions linguistiques parfois lourdes de conséquences, se révèlent être des « soupapes » graphiques permettant d’atteindre certains objectifs guématriques : à ce sujet, KLINGENBERGS § 38, p. 101 ss.
Les doutes que l’on a émis à juste titre à l’encontre des spéculations chiffrées d’AGRELLS (cf. p. 26 ss, 288 ss. ; en particulier aussi A. BAEKSTED, Målruner og troldruner, Copenhague 1952, p. 285 ss.), ne peuvent donc pas concerner la démonstration de KLINGENBERG de la guématrie germanique ancienne. A mon avis, seule son interprétation de la situation matricielle du « Runenhorn » exclut à jamais tout doute fondamental quant à la présence d’une ancienne guématrie germanique.
Indépendamment de KLINGENBERG, dont le travail a été présenté en février 1968 à Fribourg-en-Brisgau comme thèse d’habilitation (cf. p. 18, n. 7), W. HARTNER a effectué dans son livre « Die Goldhörner von Gallehus », Wiesbaden 1969, des recherches matricielles tant sur le cor runique B que sur le cor sans runes A (dont les figures, selon lui, sont p. 9 ss. comme des transformations figuratives de runes) : voir son chapitre VI, p. 19-28. Il arrive à un total matriciel de 408 pour le cor runique B et de 288 pour le cor A (ibid. p. 19). Aucun de ces nombres n’est divisible par 13, mais les deux le sont par 24, car 408 = 17 x 24 et 288 = 12 x 24. Il faut dire que le 24 joue un rôle très important dans la magie runique, cf. notamment M. OLSEN, Om trollruner (Zs. Edda 5 [1916] 225 ff, bes. 233 ff.) et 0. VON FRIESEN, Rökstenen, 1920, p. 13 ff. ; auparavant déjà L. WIMMER, S. BUGGE et H. PIPPING, cf. ibid. 10f., 13 ff., 98 ff. ; à ce sujet BAEKSTED). HARTNER demande p. 20 ss. quelles inscriptions plus anciennes donneraient une somme matricielle (« somme transversale ») de 24 ou de multiples de 24 ? Le bractéate I de Tjurkö (ibid. p. 52) donnerait 16 x 24, si l’on lit au lieu de heldaR : helmar, celui de Fünen 248 = 31 x 8 (HARTNER calcule aussi avec des multiples de 8, cf. p. 19 ss.), la pierre de Berga 7 x 24, celle de Kjölevik 20 x 24, l’inscription de Valsfjord 12 x 24, la bractéate de Faemö 4 x 24, celle de Darum I peut-être 3 1/2 x 24 (?), celle de Scanie 145 (au lieu de 144 ; il est concevable, selon lui, que l’on se soit contenté d’une réalisation « approximative » de 144 [?]). Les bractéates de Maglemose et une de Norvège (p. 24) ne donnent que des multiples de 8, par contre la pierre de Möjebro 9 X 24, la bractéate II de Zélande 11 x 24, la pierre d’Einang 25 x 8 - 1 (donc un multiple « presque exact » de 8 : voir p. 24). Selon HARTNER (p. 24), il ne reste donc pas d’inscriptions antérieures à 400 qui donnent des multiples guematriques de 24 (ou de 8), sur 15 inscriptions des 5e et 6e siècles, 6 donnent tout de même des multiples de 24 (Tjurkö I [voir cependant ci-dessus]).], Berga, Kjölevik, Valsfjord, Möjebro et Seeland I), plus les 2 cornes d’or selon HARTNER p. 26 et suiv. ; les bractéates de Fünen, Faemö, Darum I, Maglemose et celle de Norvège non déterminée (p. 25) montrent des multiples de 8. — HARTNER ne veut pas attribuer au hasard les 6 inscriptions qu’il cite avec des multiples de 24 signes, ce que je ne veux pas non plus faire en toute confiance. (Les 5 inscriptions avec des multiples de 8 pèsent moins lourd — et les « imprécises » sont sans doute totalement exclues des pratiques magiques). Dans les inscriptions postérieures à l’an 600, HARTNER ne trouve pas de sommes guématriques significatives (p. 25, point 6) : « Tout porte donc à croire que la connaissance du principe [à savoir du principe guématrique qu’il postule] n’a été vivant que pendant la période comprise entre 400 et 600 et qu’il s’est perdu par la suite ». (L’amulette de Lindholm, p. 25 ss., reste peu claire du point de vue matriciel et le calcul des figures sur la corne sans runes A avec 288 [voir p. 9 ss., et p.19 ss.] peut être qualifié de problématique). Mais la somme totale de la corne runique (sans les 4 x 4 points verticaux, voir ci-dessus) est de 408, c’est-à-dire 17 x 24.
Il reste donc à évaluer si les calculs matriciels de HARTNER avec les multiples de 8 et 24 (il ne calcule pas avec le 13) ont plus de probabilité pour eux-mêmes que les calculs de KLINGENBERG avec le 13, qu’AGRELL avait déjà envisagé (voir KLINGENBERG, p. 25 s., § 4) et qui, sur le cor runique, est confirmé d’une part par la quantité de figures et d’ornements accordés sur 13 (voir ci-dessus), mais d’autre part par le jeu répété quatre fois, selon lequel la somme matricielle, y compris la rangée de points verticaux, donne treize fois le nombre de runes correspondant (voir ci-dessus), ce que je peux considérer comme « impossible » (c’est-à-dire avec un quotient d’invraisemblance écrasant) comme une coïncidence. HlewagatstiR peut-il en outre atteindre la valeur qu’il aime ? Si le lecteur veut savoir s’il a visé la somme de 408 (ce que je ne peux guère imaginer) ou s’il s’agit d’un hasard (avec un quotient d’improbabilité de 1 : 24 ?), qu’il en juge.
Je ne veux pas nier que le nombre 24, qui joue un si grand rôle dans la magie runique ultérieure (encore sur le Rökstein, voir von FRIESEN), ait pu avoir une signification magique ou même sacrée plus tôt, précisément aussi à l’époque du Futhark des 24 runes (comme déjà dans l’Antiquité). Mais la signification irrationnelle et magique du 13 s’étend bien au-delà de l’époque des runes (de la préhistoire à nos jours) et son utilisation guématrique est même attestée sur l’anneau d’or grec trouvé à Berga en Suède (voir ci-dessus et KLINGENBERG p. 63 ss.).
Je n’ai pas de jugement à porter sur les explications astronomiques de HARTNER. Mais ses calculs runologiques ne réfutent pas les explications de KLINGENBERG, et si ses calculs matriciels ne sont que partiellement exacts, ils confirment de leur côté la présence de la guématrie nordique primitive, dont KLINGENBERG a tiré des résultats si frappants : voir p. 314 s.
Il est impossible de faire référence à tous les résultats et à toutes les interprétations individuelles de l’œuvre de KLINGENBERG. Il est dans la nature des choses que les degrés de probabilité des différentes interprétations soient différents. KLINGENBERG prend soin d’exprimer clairement cette diversité, et il est certain que de nombreux points particuliers susciteront encore de nombreuses discussions. Il y incite lui-même.
Une source d’interprétations problématiques réside dans le fait que, comme l’auteur le souligne à plusieurs reprises, différents scribes runiques ont utilisé différentes « soupapes » et artifices pour atteindre leurs objectifs géométriques. Le comptage des rangées de points verticaux sur le cornet runique, qui permet de résoudre la tâche matricielle, est un exemple impressionnant de cette technique, et comme il est répété ici quatre fois, je ne pense pas qu’il faille en douter. Dans d’autres cas, comme la répartition des « trous de dé » sur l’anneau de l’épée de Thorsberg (p. 226), la crédibilité d’une intention mathématique directrice augmente avec le nombre de cas comparables (ici la disposition de 3, 5 et 8, voir ci-dessous).
Cela vaut également pour la « série de Fibonacci » traitée par KLINGENBERG dans la IIIe partie (§ 94 et suivants), qui est sinon sans doute le plus souvent appelée en mathématiques « série de Lamé » (du nom du Français Gabriel Lamé, 1795-1870). En 1202, le Pisan Leonardo Fibonacci (filius Bonacei) a publié le calcul d’une série mathématique dans laquelle chaque membre représente la somme des deux précédents : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, etc. Ces nombres donnent alors, avec une précision croissante, les chiffres proportionnels du « nombre d’or », dans lequel le rapport de la plus petite partie (a) d’un segment divisé à la plus grande (b) est le même que celui de la plus grande au tout, c’est-à-dire a : b = b : (a b). [Les écarts toujours plus petits des proportions 3 : 5, 5 : 8, 8 : 13, 13 : 21, 21 : 34, 34 : 55 etc. par rapport au nombre proportionnel exact a/2(√5-1) du nombre d’or ne sont que de 1 : 24, 1 : 65, 1 : 168, 1 : 442, 1 : 1156, 1 : 3026 etc. de sorte que les fractions 3 : 5, 5 : 8, 8 : 13, 13 : 21, 21 : 34, 34 : 55 ont tendance à être appliquées pratiquement pour le nombre d’or]. — Il me semble en effet très étonnant que KLINGENBERG puisse prouver la série de nombres 13 : 8 : 5 (: 3 ?) sur le cor runique (p. 343 et suiv. : ceci est le nombre de lettres, respectivement les espaces spatiaux des signes), mais d’autre part aussi la série 8 h 13 min 21 s : 34 (p. 370 et suiv, nombre de signes en forme d’étoile, sans compter les formes de tridents sur les IIe et IVe bandes, qui n’ont en effet pas la forme d’une étoile, contrairement à toutes les autres « étoiles » de la corne d’or).
Je dois dire que cette partie de l’exposé de KLINGENBERG m’a d’abord paru totalement invraisemblable, et même aujourd’hui, je ne peux pas m’imaginer que dans l’intérêt d’Hlewagast pour ces rapports numériques, la construction (mathématiquement correcte) du pentagramme ait été déterminante, comme le suppose KLINGENBERG (p. 333 ss., 336 ss.). En tout cas, je ne veux pas m’arroger le droit de juger si ce n’est pas la règle de formation beaucoup plus simple de la série de Fibonacci ou de Lamé qui a agi ici, mais pas la règle de formation du pentagramme proposée par KLINGENBERG p. 336 ss. envisagées pour la construction des pentagrammes. J’aurais encore volontiers voulu attribuer au hasard les combinaisons de 3, 5 et 8 discutées par KLINGENBERG, mais je dois dire que je n’ose plus le faire, puisque l’auteur parvient encore à montrer les maillons suivants de la série, à savoir le 21 et le 34 et même le 55 (p. 370 ss.).
Pour les arts des nombres que Hlewagast et d’autres ont pratiqués avec le 13, il faut manifestement supposer un contact avec la « mystique des nombres » antique (comme on a l’habitude d’appeler les spéculations pythagoriciennes sur les nombres) (voir p. 329 ss., 333 ss.). Des ponts culturels par lesquels une telle influence aurait pu arriver au Nord ne sont pas inimaginables. Un heureux hasard a mis au jour à Berga, dans le Södermanland suédois (où l’on a aussi conservé une inscription runique sur pierre), une bague grecque en or (voir p. 63 ss.) dont l’inscription EYTYXI donne la somme de 1716 (c’est-à-dire 132 x 13) selon la guématrie grecque, et l’inscription EYMHCI 663 (c’est-à-dire 51 x 13) selon la guématrie grecque : voir KLINGENBERG p. 64.
Nous avons ici un document qui peut nous donner une idée de l’origine des arts de la guématrie germanique : L’organisation « rigoureuse » des maîtres runiques, que nous pensons pouvoir déduire du strict respect de l’ordre du Futhark (voir plus haut), était la condition sine qua non pour que, si un seul membre de cette communauté découvrait de tels « arts des treize » grecs et s’y intéressait, cette nouveauté puisse être transmise à d’autres camarades. Du point de vue historique, il est tout à fait remarquable que des arts aussi différenciés d’une culture trop mûre aient pu faire « école » de cette manière chez les Germains de cette époque, ce dont la virtuosité inouïe du poème `In honorem sanctae crucis' d’Hrabanus Maurus dans une « génération de latins » germanique si précoce peut constituer un contre-exemple impressionnant du point de vue de l’histoire de la culture — cf. KLINGENBERG p. 66. Et l’on peut supposer qu’il en va de même pour l’adoption de la série de nombres qui a été traitée scientifiquement plus tard au 13ème siècle par Fibonacci et au 19ème siècle par Lamé. Il reste à déterminer quelles formes préliminaires de cette découverte dans l’Antiquité peuvent entrer en ligne de compte comme modèle des magiciens des runes. Ou bien cette série aurait-elle été découverte de manière autonome dans le Nord ? Ce serait une autre surprise historique. La question de savoir si et comment cette « organisation » des artistes runiques était liée au type de l’erilaR connaissant les runes et à l’association des Eruliens (voir KLINGENBERG, p. 138 ss., et HÖFLER, Die Sprache 17 [1971] p. 134 ss.) est un problème qui dépasse le cadre de la runologie pour s’étendre à l’histoire sociale (et notamment à la question du lien entre l’erilaR et la noblesse nordique des Jarle). Il n’est pas possible d’aborder ici la question de savoir si les Erulers historiques étaient une « tribu », comme on le pensait, ou plutôt une association cultuelle. Mais il est certain, grâce aux découvertes de KLINGENBERG, que certains membres de l’organisation au sein de laquelle la maîtrise des runes anciennes était enseignée et transmise ont su porter cet art à des sommets témoignant d'un degré de virtuosité dont la science n’avait jusqu’à présent pas connaissance, ni même — c’est le cas de le dire — ne s’était doutée.
L’auteur a conquis un nouveau territoire scientifique avec un flair étonnant, une richesse d’idées extraordinaire et une cohérence de chercheur. Il fait preuve d’une précision linguistique exemplaire dans l’examen de nombreux détails. De nombreux détails sont problématiques, et certains le resteront probablement. Mais ce que KLINGENBERG a obtenu comme résultats pleinement vérifiés est fondamental à plus d’un titre. Car au-delà du grand nombre de résultats philologiques individuels, il a apporté la preuve, à mon avis irréfutable, qu’avant même le milieu du premier millénaire après Jésus-Christ, un niveau de pensée et de calcul rationnels était possible en Germanie (même s’il n’était certainement pas « généralisé »), ce qu’aucune science spécialisée s’occupant des débuts de l’ère germanique n’avait probablement prévu. Et il est particulièrement étrange de constater à quel point ces arts du calcul étaient étroitement liés à l’irrationnel, au mythe et au culte. L’avenir nous apprendra quelles conséquences cela aura sur l’évaluation d’autres domaines de l’Antiquité germanique, par exemple sur la préhistoire de la technique si compliquée des scaldes et sur les aspects particulièrement rationnels, voire rationalistes, de la Germanie postérieure. Car les découvertes de KLINGENBERG sont suffisamment importantes pour être mises en relation avec des traits essentiels de l’histoire germanique et de l’histoire de l’esprit. Cette performance scientifique peut être qualifiée de véritablement révolutionnaire.
OTTO HÖFLER
HEINZ KLINGENBERG, Runenschrift - Schriftdenken - Runeninschriften. (Bibliothèque germanique, troisième série. Untersuchungen und Einzeldarstellung). Heidelberg 1973, Carl Winter Universitätsverlag. 415 p., 32 illustrations.